mardi 31 octobre 2017

"Traité des gestes" de Charles Dantzig

"Traité des gestes" 

Charles Dantzig 

Editions Grasset 
 
"Qu'on s'imagine un corps plein de membres pensants" (Blaise Pascal)

Les mains  ? Et les sourcils. Et les yeux. Et les pieds. Et la bouche, avec le sourire. Toutes ces parties du corps accomplissent des gestes. Les objets nouveaux, comme les tablettes numériques ou les cigarettes électroniques, en font faire d’inédits, tandis que d’autres disparaissent, pour parfois réapparaître. De quelle mystérieuse façon un poignet cassé sur la hanche, geste des aristocrates du xviiie siècle, a-t-il resurgi chez un rocker de 1960  ? Le geste de la main d’un bébé qui s’ouvre comme une étoile de mer ne serait-il pas un souvenir des âges immémoriaux où nous étions algues ou poissons  ?
Y a-t-il des gestes d’hommes, des gestes de femmes  ? Des gestes nationaux, des gestes universels  ? Gestes de la sexualité, gestes de la politique, gestes des comédiens, gestes imités de nos morts aimés, les gestes ne sont pas l’ombre des mots  ; ils peuvent être une forme de création. Plus encore qu’un langage du sens, un rapport unique au temps.

Voici un livre inattendu, lumineux et sensible, riche de mille réflexions tirées de l’histoire, de la littérature, du cinéma, de l’observation des présidents de république comme des femmes druzes fabriquant de la pâte à pita. Que disent ces gestes que tout le monde fait et que personne ne semble vraiment regarder  ?



Il émane de Charles Dantzig écrivain, éditeur, poète, essayiste, une forme de jubilation espiègle qui laisse dans son sillage d’homme pressé mille bonnes raisons d’être impatient de le revoir et de le relire. Sa bibliographie, en ouverture du dernier opus qu’il nous donne chez Grasset, se partage en différentes « formes » : de romans, de poèmes, d’essais et de traductions. Il me dira dans l’entretien qui nous réunit rue des Saints-Pères à quelques pas du siège de Grasset & Fasquelle, que ce choix de désigner sa production littéraire par le mot « formes » lui permet de ne pas s’enfermer dans le genre et de conserver toute liberté de transgresser ce qu’il pourrait y avoir de figé, de contraint, de contrit dans les catégories littéraires. Ce n’est pas le moindre paradoxe chez cet auteur fasciné par les listes les (apparentes) classifications , les répertoires, tels que nous les avons découverts dans « Le dictionnaire égoïste de la littérature française » (je suis loin d’être le seul à en avoir fait un livre de référence, original, hors normes, feu d’artifice littéraire sur la littérature…), « L’encyclopédie capricieuse du tout et du rien » et, aujourd’hui, ce « Traité des gestes » dont l’exergue, signée Pascal, nous annonce d’emblée l’inépuisable potentiel :  

« Qu’on s’imagine un corps plein de membres pensants ».

Parler de  gestes évoque spontanément ceux que nous faisons avec les mains, comme s’il n’y avait qu’à celles-ci qu’appartenait la capacité gestuelle. Dantzig déploie au fil de 400 pages qui se lisent d’affilée ou dans le désordre (comme j’aime à le faire, en annotant ce que je ne dois pas oublier, et en me rendant compte que pas une des entrées de ce traité ne m’a finalement échappé), près de 150 types de gestes que nous pourrions répertorier au fil de la lecture par leur signification  (connivence, trompeurs, moquerie, entêtement), leur appartenance à un art (chef d’orchestre, comédien, clown, chanteurs), leur créateur (femmes, hommes, bébé), leur fonction (judiciaires, religieux, militaires), leur place dans l’histoire (par époques, oubliés, retrouvés…). Mais bien vite, la tentative de créer de nouvelles catégories dans le « Traité des gestes », par souci de rendre compte de sa diversité, s’avère vaine et irréalisable : chacun des chapitres ouvre des portes inattendues vers des observations, des réflexions, des souvenirs, des commentaires formulés par Dantzig au gré du clavier. Il donne (la fausse) impression d’emprunter par inadvertance (feinte) des chemins de traverse. Ainsi développe-t-il au gré des gestes qu’il observe ou analyse, le récit d’un homme sensible, attentif, inquiet et érudit. Comme s’il voulait chaque fois surprendre le lecteur, à la manière d’un prestidigitateur qui vous annonce une chose et la remplace instantanément par dix autres qui la constituent et que vous n’aviez pas vues. Cette démarche n’épargne pas l’acidité fulgurante de l’analyse de certains gestes, ceux des cuistres, de la haine, de la bêtise, des fourbes…et aussi ce « geste le plus minable que j’aie eu à connaître » que nous ne dirons pas ici et qui est d’une fulgurance telle, à la fois réelle et métaphorique, qu’il résumerait ce que le lecteur trouve  dans ce « Traité des gestes » : une observation de la condition humaine à travers ce qui la constitue et l’exprime, comme le définit Dantzig : 

« Le geste est un contact avec autrui qui se situe entre la violence et l’art ».

Ouvrez ce livre, entrez dans l’univers des gestes, et, comme moi, vous le placerez, après une première lecture, dans le rayonnage de bibliothèque où se trouvent déjà les livres que vous aimez ouvrir pour vous souvenir d’un moment heureux de lecture, pour retrouver telle ou telle formulation qui vous a séduit, enchanté, surpris… 
Tiens, non loin, sur la même étagère, se trouvent déjà « Le dictionnaire égoïste de la littérature française » et  « L’encyclopédie capricieuse du tout et du rien »…
L'écouter à propos de son "Traité des gestes" achèvera de vous convaincre: un clic (geste nouveau...) et vous y serez...

Jean Jauniaux, Paris, le 26 octobre 2017

Nous avions rencontré Charles Dantzig à différentes reprises. 
Les entretiens qu’il nous avait accordés alors sont toujours accessibles sur www.espace-livres.be en cliquant sur les liens :

et nous avions enregistré une chronique de Jacques De Decker à propos de